le Don Juan Jotrancien !
- GabrielD
- 8 oct. 2024
- 5 min de lecture
Dernière mise à jour : 10 oct. 2024
Une trouvaille dans les archives de la presse nationale : Jean Mauclère et "La Croix de Jouarre (1745)"

En fouillant dans les archives de notre presse nationale, il est fascinant de découvrir des trésors oubliés comme la nouvelle La Croix de Jouarre (1745) de Jean Mauclère, un auteur qui, à son époque, a su captiver tant les lecteurs de journaux que les amateurs de livres populaires.
Jean Mauclère, écrivain prolifique, a non seulement publié des ouvrages marquants, mais il a également collaboré avec de nombreux journaux tels que La Semaine Mondaine, La Journée Parisienne, L'Aurore, Le Temps et bien d’autres. Il y a livré des récits, des nouvelles, et des chroniques qui témoignent de son attachement à l’histoire, au patrimoine et aux légendes de France.
Né en 1886 et décédé en 1966, Mauclère s'est distingué par sa capacité à mêler faits historiques et fiction. Sa plume, sensible aux récits locaux, a su redonner vie à des légendes et à des figures oubliées, ancrant ses histoires dans des contextes régionaux authentiques.



La Croix de Jouarre (1745) est un exemple parfait de son talent. Ce conte, situé dans la paisible commune de Jouarre, mêle mysticisme et drame historique. Il raconte l’histoire de M. de Chantepie, un libertin dont les intentions envers une jeune novice, Mlle Élisabeth de Launoy, sont stoppées net par un miracle divin. À travers ce récit, Mauclère immortalise une croix monolithe bien réelle de Jouarre, tout en y intégrant des éléments de légende qui captivent l’imagination.
En voici la retransciption. Vous pouvez si vous le souhaitez consulter Le Journal "Le Matin" du 23 août 1939 en clicquant ici.
LA CROIX DE JOUARRE (1745)
Si vous allez, quelqu’un de ces matins, flâner à Jouarre, par-delà l’ombreuse vallée du Grand-Morin, vous trouverez sur une place vétuste, tranquille à miracle, une croix monolithe, âgée de sept cents années. L’un de ses bras porte, gravés en la pierre usée par les intempéries, les chiffres qui datent de ce conte. Ils sont le témoignage d’une restauration rendue nécessaire à cette époque, par l’esprit que je vous veux relater aujourd’hui.
Vers ce temps que je vous rappelle, vivait au pays de Jouarre un certain M. de Chantepie, frère, au moins par le cœur, de ce trop fameux baron Clinski, dont j’ai dit d’ailleurs les horrifiques aventures. Comme ce boyard, M. de Chantepie était un mauvais, noté pour ses vices dix lieues à la ronde. On le voyait, dans tous les villages, faire ses bravades, terroriser les filles et maltraiter les fermiers…
Vous le pensez bien, qu’un homme de ce calibre se plaisait davantage à choquer les édiles au fond d’un tripot, qu’à entendre l’office ou chanter vêpres ! Il arriva cependant un jour que, pour se protéger d’une averse, ruisselant comme outre percée, M. de Chantepie se réfugia dans l’église abbatiale de Jouarre, vu qu’il passait par là. Cette église avait été construite comme bien chacun sait, de 1629 à 1638, par messire de Salignac, madame Jeanne de Lorraine étant abbesse, et elle était fort belle avec sa grande nef et ses deux bas-côtés séparés par des arcs et des colonnes de pierre d’un très bel effet, avec deux rangs de vitraux en couleurs.
Mais passons : mon propos n’est pas d’architecture. Non plus que l’était celui de M. de Chantepie, lequel s’intéressa beaucoup moins le jour que je vous dis, aux chapiteaux en bronze doré et aux niches à saints, qu’aux jeunes novices qui chantaient l’office dedans le chœur. Et parmi elles, devant un certain grand flambeau d’argent, porteur d’un clergé armé, se trouvait spécialement une, dont la beauté blanche et rose fit tressaillir le sire, vu qu’il était un affreux paillard, rien de moins.
Il sortit de l’abbatiale dès que les portes en furent rouvertes, au branle des cloches ; pendant huit jours, comme devant, M. de Chantepie s’en alla sur son génêt d’Espagne, à val, à mont, cherchant sans cesse où mal faire.
S’il n’avait point de mœurs, il possédait de la mémoire. Ayant vu cette novice si lumineusement belle, M. de Chantepie nourrissait depuis lors un mauvais vouloir au fond de son cœur, où ce genre de sentiments jamais ne s’assoupissait ni bien fort ni bien longtemps.
N’y tenant plus, le "gentilhomme" certain soir demanda l'écuyer que tout le pays connaissait pour être son âme damnée.
— Ça, Guillaume, lui dit-il, je veux savoir quelle est cette novice de Jouarre, rose et blanche, qui chantait si bellement complies, devant son chandelier, l’autre jour.
— A votre volonté, messire.
Trois jours passèrent, qu’il semblèrent huit au gentilhomme. Enfin, au beau soir, Guillaume arriva à la héronnière de Chantepie, rendre compte de sa mission :
— Messire, annonça-t-il, la novice dont il s’agit est Mlle Élisabeth de Launoy. Son père est gentilhomme. Il tient une terre du bailliage de Coulommiers.
— Élisabeth... ce nom me plaît. Et cette admirable fille consent d’être nonnain ! C’est vrai ?
— Il y paraît, monseigneur. Comme j’ai appris, elle prononcera ses vœux à la Noël prochaine.
— Par les cornes du diable ! rugit M. de Chantepie en assenant sur son bureau un coup de poing à défoncer un bœuf, par les cornes du diable : elle sera mienne avant !
— Monseigneur... osa l’écuyer, la mine effarée.
— En quoi ? Je l’enlèverai, te dis-je ! Et tu m’aideras, maroufle, de bon gré... Si tu ne veux être pendu haut et court !
Escorté du seul Guillaume, et tous deux grimés, méconnaissables, M. de Chantepie mit à établir ses quartiers à Jouarre en l’hôstellerie des Pèlerins. Sans couleur de faire ses dévotions, où d’ailleurs il se montrait fort exact, le sire avait entrepris de pénétrer les us de l’abbaye. Bientôt sut-il que souventes fois Mlle de Launoy, traversant la rue, s’en venait quérir des herbes à médecine dans le jardin botanique, sis en face de l’infirmerie du monastère, où l’on soignait benoitement les pauvres. Ce fut là que le mauvais résolut d’attaquer sa victime.
Un soir donc que le ciel se coiffait de nuit tant y montaient des nuées lourdes d’orage, Mlle de Launoy sortit du couvent comme à son accoutumée. M. de Chantepie était mussé derrière un tilleul ; plus loin ; Guillaume tenait les chevaux. Le gentilhomme marcha vers Elisabeth, en l’enveloppant d’un regard coulant comme anguille.
- Venez, ordonna-t-il, la voix pressante. Vous êtes la reine de mon cœur ; je vous ferai riche et heureuse, nous ggnerons la Hollande.. ; Venez !
La novice poussa un cri et voulut fuir. Mais, tant violent il était, M de Chantepie n’hésita point d’ingénier un sacrilège. Il saisit la malheureuse, la voulu porter ; n’y réussissant point, parce qu’elle s’était agrippée à la croix, il la lia, avec sa ceinture, à cette croix de pierre. Et il menaça :
- Pas un mot en attendant les chevaux que je vais quérir. Si ta langue se tortlle, je te cloue avec ce poignard.
Mlle de Launoy vit devant soit le déshonneur ou a mort. Dans cette extrémité, de toute son âme elle se jeta à la prière, implorant un miracle de ce Dieu à qui elle avait voué sa vie.
Et le miracle se produisit. Un terrible coup de tonnerre éclata. La foudre tomba sur la croix qu’elle rompit, libérant ainsi la novice. Un éclair foudroya Guillaume, puis jeta au sol M. de Chantepie, sans conscience.
… Quand il revint à soi, ce fut pour s’en courir chez les bénédictins, à Meaux, où dans la pénitence, il termina sa vie de grand pêcheur. Son dernier soin, avant de quitter le monde, avait été de faire édifier une croix de pierre, qui subsiste toujours, à la place de celle que la foudre avait brisée ?
Et oncques ne connut-on nul autre religieux battant sa coupe avec autant de ferveur, car aucun des bons pères n’avait vu, de si près se dresser devant soi le céleste courroux
Jean Mauclère
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