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Jean Auguste et Alfred Napoléon Duffié : une famille de Jouarre entre Empire, République et guerre de Sécession

  • Photo du rédacteur: GabrielD
    GabrielD
  • 27 juin
  • 10 min de lecture
Une double épopée, de la Brie à l’Amérique

Jouarre, mai 1884. Le conseil municipal reçoit une convocation inattendue : « Messieurs, vous êtes priés d’assister en corps à la cérémonie religieuse de la Pentecôte… » L’intention du maire de Jouarre se veut simple ; pourtant, elle alimente un débat vif : en cette période de montée de l’influence républicaine, peut‑on encore mêler convictions religieuses et décisions municipales ?


Cette scène, loin d’être anodine, symbolise la tension d’une époque où la France cherche à redéfinir la place de la religion. Les lois des années 1880, notamment celles de 1880 sur les congrégations, de 1882 sur l’école par Ferry et de 1884 sur la suppression des prières publiques, amorcent un tournant vers un État plus indépendant du clergé .

Pour un homme comme Jean Auguste Duffié, 86 ans, catholique et bonapartiste, il ne s’agit pas seulement de tradition : c’est le dernier hommage à un univers auquel il reste profondément attaché.

Derrière cette invitation controversée se trouve un vieil homme de 86 ans, droit dans ses convictions : Jean Auguste Duffié, ancien raffineur devenu maire de Jouarre. Sa silhouette frêle mais déterminée réapparaît sur la scène politique locale pour défendre, une dernière fois, les valeurs d’un monde en train de s’éteindre.


Ce geste final résume à lui seul la saga d’une famille hors du commun, ancrée à Jouarre mais tournée vers le monde. Car à des milliers de kilomètres de là, dans une autre époque déjà révolue, son fils Alfred Napoléon Duffié a mené une vie tout aussi extraordinaire : déserteur de l’armée française, il est devenu général de brigade dans l’armée de l’Union durant la guerre de Sécession américaine.


Voici l’histoire vraie de deux hommes que tout opposait, sauf la volonté farouche d’agir dans leur temps, une saga où la petite histoire locale rencontre la grande Histoire internationale.


Jouarre au XIXe siècle : entre foi, politique et modernité


Nichée au cœur de la Brie, la commune de Jouarre traverse le XIXe siècle entre traditions rurales et secousses de la modernité. Sa population augmente légèrement, son tissu social s’organise autour de quelques notables, et son destin bascule souvent au rythme des changements de régime à Paris.

Après la chute de Napoléon Ier, la monarchie de Juillet, les révolutions de 1830 et 1848, c’est le Second Empire qui impose sa marque. Les partisans de Napoléon III, les bonapartistes, trouvent un terrain favorable dans cette région à la fois catholique et attachée à l’ordre.


C’est dans ce contexte que s’installe Jean Auguste Duffié, personnage à la fois entrepreneur parisien et notable local, dont le parcours reflète parfaitement les contradictions de son siècle.


Jean Auguste Duffié (1798–1885) : le maire bâtisseur et fidèle de l’Empire


Un industriel bonapartiste venu d’Orléans


Né à Orléans en 1798, Jean Auguste Duffié grandit sous le Premier Empire et en garde une fidélité tenace à la dynastie napoléonienne. À Paris, dans les années 1830, il fonde une raffinerie de sucre de betterave dans le quartier en développement de Chaillot – quartier ouvrier mais en plein essor industriel. L’entreprise prospère. Duffié devient un bourgeois aisé, marié à Clarisse Lhoste, et père de famille rigoureux.


Il profite habilement du climat économique favorable sous Napoléon III. Son carnet d’adresses s’étoffe : on le voit en lien avec des familles de négociants influents comme les Leroux ou les Maliez. Mais au-delà des affaires, Duffié est un homme d’engagement : en 1848, alors que Paris s’embrase sous la révolution de Février, il commande un bataillon de la Garde nationale. Blessé lors des affrontements, il est décoré de la Légion d’honneur, nommé chevalier puis officier la même année.


De Paris à Jouarre : un retour aux sources rurales


Vers 1860, Jean Auguste Duffié décide de tourner la page parisienne. Il acquiert des terres à La Ferté-sous-Jouarre puis à Jouarre même, où il s’installe dans une belle propriété. Sa réputation d’homme sérieux et patriote le précède. En 1862, il est nommé ( et non élu) maire de Jouarre, début d’un long engagement de seize ans.

Sous son mandat, la commune connaît un véritable dynamisme. Il soutient les écoles, finance des prix pour les meilleurs élèves, et crée une société de secours mutuels dès 1865 pour venir en aide aux familles modestes. Il fait don de quatre vitraux à l’église Saints-Pierre Saint Paul en hommage à son épouse défunte Clarisse, un acte pieux et durablement visible dans la commune.


À travers ces gestes, il incarne un modèle de paternalisme bonapartiste : autorité, bienveillance, piété, modernisation. Il aurait même été, selon des sources familiales, actionnaire de la Compagnie du canal de Suez, projet emblématique de l’ouverture de la France au monde.


Le choc républicain : tensions, élections et retour inattendu


Mais le vent tourne. En 1870, la défaite contre la Prusse et la chute de Napoléon III bouleversent l’ordre établi. La République s’installe. À Jouarre comme ailleurs, les républicains prennent progressivement le pouvoir. En 1871, lors des élections cantonales à La Ferté-sous-Jouarre, Duffié est battu par Paul Jozon, fils de Dominique Jozon, républicain de la première heure. Ses convictions bonapartistes sont publiquement dénoncées.

Il reste cependant maire jusqu’en 1878, tenant tête tant bien que mal à la poussée républicaine. Mais en 1884, coup de théâtre : à 86 ans, il est réélu maire de Jouarre. Fidèle à ses valeurs, il provoque immédiatement une controverse en convoquant officiellement le conseil municipal à la messe de la Pentecôte. La presse s’en empare.


  • L’Éclaireur de Coulommiers, organe républicain, dénonce une manœuvre cléricale d’un autre temps.

  • La Défense de Seine-et-Marne, journal conservateur, prend sa défense : « Quoi ! Le maire n’aurait pas le droit d’aller à la messe avec ses collègues ? »


Ce débat illustre les tensions vives de l’époque sur la laïcité, bien avant la loi de 1905. Jean Auguste Duffié, lui, reste droit dans ses bottes : pour lui, foi chrétienne, pouvoir local et devoir civique ne font qu’un.


Derniers jours et héritage local


Quelques mois plus tard, Jean Auguste Duffié décède, début 1885. Son œuvre municipale et sa constance idéologique lui valent l’admiration, même de ses anciens adversaires.


Aujourd’hui encore, son nom figure dans les archives communales et les registres des maires de Jouarre. Les vitraux de l’église, toujours visibles, rappellent son attachement à la mémoire familiale. Dans une commune où les notables se succèdent, il demeure l’un des rares à avoir marqué durablement l’histoire locale, par ses actes, son courage, et son sens de l’engagement.


Alfred Napoléon Duffié (1833–1880) : du dragon impérial au général de l’Union


Un fils de notable dans l’ombre de Napoléon


Né à Paris en 1833, Alfred Napoléon Duffié est le fils cadet de Jean Auguste et Clarisse Duffié. Le choix de son second prénom n’est pas anodin : « Napoléon », en hommage explicite au souverain qui incarne les idéaux de son père. Ce prénom, dans une France encore travaillée par le souvenir de l’Empire, porte une ambition, celle de voir le jeune Alfred marcher dans les pas glorieux du patriotisme militaire.


Il grandit dans une maison bourgeoise, éduqué dans la rigueur, l’honneur et la foi. Très tôt, son destin semble tracé : il entrera dans l’armée, comme officier de cavalerie, dans une France redevenue impériale sous Napoléon III.


La guerre de Crimée : le baptême du feu


À 19 ans, Alfred s’engage dans la cavalerie impériale, intégrant le 6e régiment de dragons. Très vite, il est envoyé au front : la guerre de Crimée éclate en 1854, opposant l’alliance franco-britannique à l’Empire russe sur le territoire des Balkans et de la mer Noire. Le jeune cavalier se distingue lors de missions de reconnaissance risquées, souvent loin des lignes françaises, dans les steppes boueuses et froides de la Moldavie.


Ces années forgent en lui un tempérament à la fois hardi et indépendant. Il est remarqué par ses supérieurs, promu sous-officier, puis sous-lieutenant en 1859. Mais cette même année, une rencontre bouleverse le cours de sa vie.


L’amour, la fuite et la rupture


À Paris, Alfred rencontre Mary Ann Pelton, une jeune Américaine venue séjourner en Europe, issue d’une famille de la haute société new-yorkaise. C’est le coup de foudre. Il veut l’épouser et s’installer avec elle aux États-Unis. Il demande alors son congé à l’armée… qu’on lui refuse. Car la campagne d’Italie débute, et l’Empire a besoin de ses jeunes officiers.

Alors Alfred fait un choix radical : il déserte.

Le 30 août 1859, il embarque clandestinement depuis Le Havre avec Mary Ann, direction l’Angleterre, puis l’Amérique. À 26 ans, il quitte son pays, son régiment, et sa famille pour une vie nouvelle, avec le risque d’être condamné, comme ce fut le cas : un tribunal militaire le jugera par contumace et le condamnera à cinq ans de prison.


L’Amérique : seconde naissance d’un cavalier français



À son arrivée à New York, Alfred se fait discret. Il épouse Mary Ann Pelton, est introduit dans les cercles huppés de la ville grâce à la fortune de son beau-père, puis commence à enseigner l’équitation militaire dans des académies privées. Mais la guerre de Sécession éclate en 1861, et l’Union cherche des officiers compétents pour encadrer sa cavalerie. Alfred Duffié se porte volontaire.


Il entre dans l’armée nordiste comme simple lieutenant au sein du 2e régiment de cavalerie de New York. En quelques mois, sa compétence impressionne. Il passe capitaine, puis, en juillet 1862, est nommé colonel du 1er régiment de cavalerie de Rhode Island.


Les débuts ne sont pas simples. Les soldats américains, volontaires fraîchement engagés, regardent ce petit Français à l’uniforme singulier avec méfiance. Mais Alfred s’impose. Il réforme l’entraînement, introduit des tactiques inspirées de la cavalerie impériale française, et gagne progressivement la confiance de ses hommes.


L’homme au sabre et à l’uniforme de hussard


Surnommé affectueusement “Nattie” (diminutif de Napoléon), Alfred se distingue aussi par son panache. Il porte parfois un uniforme inspiré des hussards français, avec dolman galonné et bottes cirées, une apparence inédite sur les plaines boueuses de Virginie. Mais sous le style, le soldat est redoutable.


En mars 1863, lors de la bataille de Kelly’s Ford, il mène une charge décisive contre les troupes confédérées du général Fitzhugh Lee. Sa manœuvre audacieuse ouvre la voie à la première victoire significative de la cavalerie de l’Union contre ses homologues sudistes.

Peu après, il est promu général de brigade, à seulement 30 ans. C’est un fait rarissime pour un officier étranger. Il prend la tête d’une division de cavalerie et participe à plusieurs campagnes, dont celle de la Shenandoah Valley.


Bravoure, revers… et capture



Mais le destin n’est pas toujours favorable. À la bataille de Middleburg (juin 1863), il est critiqué pour avoir agi de manière trop indépendante face aux forces du général confédéré J.E.B. Stuart. L’état-major lui retire temporairement une partie de ses responsabilités.


En octobre 1864, un événement dramatique scelle son parcours militaire : en campagne en Virginie-Occidentale, Alfred part en reconnaissance avec un petit détachement. Il tombe dans une embuscade tendue par John S. Mosby, célèbre partisan confédéré surnommé le "Fantôme gris". Le général Duffié est capturé sans combat.


Interné dans le camp de Danville, il y reste prisonnier plusieurs mois. Ses conditions de détention sont éprouvantes, et les tentatives d’évasion échouent. Le 22 février 1865, il est enfin libéré sur parole. Mais pendant sa captivité, une nouvelle le frappe de plein fouet : sa mère, Clarisse Duffié, vient de mourir en France. Il ne la reverra jamais.


Derniers honneurs : diplomatie et déclin


Après la guerre, Alfred retourne brièvement à New York. Il est naturalisé citoyen américain en 1867, puis nommé consul des États-Unis à Cadix, en Espagne, en 1869. Ce poste prestigieux consacre sa double carrière de militaire et de diplomate.

À Cadix, il représente les intérêts américains pendant près de dix ans. Il écrit, entretient une correspondance riche avec ses anciens compagnons d’armes, mais sa santé décline. Affaibli par les campagnes, la captivité et la tuberculose, il meurt à Cadix le 8 novembre 1880, à seulement 47 ans.


Son corps est rapatrié aux États-Unis. Il repose au cimetière de Fountain, sur Staten Island (New York). En 1889, ses anciens cavaliers du Rhode Island érigeront en son honneur un monument à Providence, saluant celui qu’ils avaient appris à aimer et à respecter


Une mémoire partagée entre Jouarre et le monde : héritage des Duffié


Deux générations, deux mondes


L’histoire de Jean Auguste et Alfred Napoléon Duffié, père et fils, incarne une trajectoire familiale exceptionnelle qui traverse le XIXe siècle. Deux hommes, deux parcours que tout semble opposer : l’un enraciné dans sa commune briarde, fidèle aux idéaux bonapartistes, l’autre tourné vers l’Amérique, soldat romantique devenu général et diplomate dans une nation étrangère.

Et pourtant, leurs histoires s’entrelacent autour de valeurs communes : courage, fidélité, engagement politique et social. Le premier a su incarner un modèle de maire bâtisseur, défenseur d’un ordre traditionnel et chrétien. Le second, figure d’audace, a choisi la rupture, l’aventure et la liberté, jusqu’à défier sa propre armée et bâtir une nouvelle carrière militaire de l’autre côté de l’Atlantique.


Jouarre, mémoire vivante du père


À Jouarre, Jean Auguste Duffié demeure une figure locale marquante. Ses longues années de mandat, ses actions sociales (comme la fondation de la société de secours mutuels) et ses dons à l’église lui ont assuré une place dans l’histoire communale. Les vitraux qu’il fit installer en mémoire de son épouse Clarisse, toujours visibles à l’église Saint Pierre Saint Paul, sont une trace tangible de sa dévotion privée et de son attachement à la commune.

Même si la tombe de Jean Auguste n’est pas aujourd’hui identifiée précisément, les archives et les témoignages locaux attestent qu’il a bien été inhumé à Jouarre, à l’issue d’obsèques qui mobilisèrent les autorités locales et les notables. Son nom reste inscrit parmi les maires de l’époque impériale et du début de la IIIe République.


Alfred : un destin oublié à redécouvrir


Quant à Alfred Napoléon Duffié, son souvenir est bien plus effacé à Jouarre. Il est probable qu’il n’ait jamais revu la colline briarde de son enfance après sa fuite vers les États-Unis en 1859. Et pourtant, son parcours dépasse de loin le cadre familial : soldat valeureux, général de l’armée de l’Union, prisonnier de guerre, puis consul à Cadix, il incarne un pan entier de l’histoire franco-américaine.


Sa tombe, aujourd’hui, repose à Staten Island, dans le cimetière de Fountain. À Providence, dans l’État de Rhode Island, un monument érigé en 1889 par ses anciens soldats rappelle son passage. Son surnom, “Nattie”, inscrit sur la pierre, témoigne de l’estime dans laquelle il était tenu. Il est sans doute l’un des rares Français à avoir commandé une division de cavalerie durant la guerre de Sécession américaine.


Un patrimoine local à valoriser


Pourquoi alors ce relatif oubli à Jouarre ? Peut-être parce qu’Alfred a quitté la France en rupture avec les règles, condamné pour désertion. Peut-être aussi parce que la mémoire locale a davantage retenu la continuité républicaine incarnée par les Jozon, que l’originalité d’un destin militaire transatlantique.

Pourtant, l’histoire des Duffié pourrait devenir un formidable outil de transmission. Elle relie le village aux grands bouleversements du XIXe siècle : la révolution de 1848, le Second Empire, la IIIe République naissante, et la guerre de Sécession américaine. Un récit digne d’un roman, mais solidement étayé par les archives, les journaux de l’époque, les correspondances familiales et les monuments encore debout.

À une époque où la mémoire locale est en quête de repères, redonner leur place aux Duffié serait non seulement légitime, mais aussi porteur : pourquoi ne pas envisager une rue à leur nom ?


Conclusion


Du raffineur parisien devenu maire de Jouarre, au dragon impérial devenu général américain, les Duffié incarnent une histoire vraie, profondément humaine, traversée par les passions, les convictions et les grandes fractures de leur siècle. Ils montrent que même dans une commune de Brie, les vies ordinaires peuvent croiser les tumultes du monde, et que l’histoire locale est souvent bien plus vaste qu’elle n’y paraît.



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